Jusqu’à l’âge de 15 ans, je voulais être un garçon.
Quand je repense à mon adolescence, c’est la première chose à laquelle je pense. Je me souviens que mes copines ont commencé à se maquiller vers 11-12 ans, en douce, comme ça se fait à cet âge-là, et qu’elle parlait du jour où elles auraient leurs règles comme on parlerait d’un rite de passage massaï, avec un lion, une blessure mythique et une reconnaissance pleine de déférence de la part des adultes. Je n’ai pas commencé le maquillage avant mes 15 ans, et on va dire que jusqu’à mes 20 ans, je n’ai même pas compris comment ça fonctionnait. Un peu comme ma mère avec la souris de l’ordinateur (« mais arrête de la tenir comme si c’était une mygale ! »). Mes règles, je ne les attendais que parce que ça me rendrait enfin normale, comme les autres. Ma famille parlait de passage de Rubicon. Oui, « devenir une femme », ça se situait entre le rite initiatique tribal et un épisode de la Guerre des Gaules. Quand je les ai eues, j’étais tellement peu au courant que je n’ai pas compris, j’ai cru qu’il m’arrivait un truc terrible, que j’étais malade, que j’allais mourir. Je l’ai caché pendant deux jours. On ne peut pas dire que je n’étais pas informée sur le sujet. Mais j’étais dans le rejet total.
On peut difficilement trouver quelqu’un qui ait été plus que moi élevé dans des stéréotypes genrés, et je me suis construite dans cette incapacité à les intégrer.
J’étais une petite fille en rose. Des vêtements roses, des robes à smocks, des cheveux longs, très longs, des poupées, plein de poupées, de la danse classique en tutu rose. Je me souviens d’avoir rejeté le rose et les smocks en grandissant. Ma mère : « oh non, c’est arriver très tôt. Les smocks, tu les as rejetés dès le début. Et le rose, presque pareil. » Ça ne l’a pas empêché de m’habiller comme ça jusqu’à mes 8 ou 9 ans. Je rechignais, mais je me laissais faire. Je n’étais pas un garçon manqué. J’avais trouvé un dérivatif à mes contradictions : j’avais un grand frère. Lui aussi était un parfait stéréotype de genre, les chevaliers, les vaisseaux spatiaux, les flingues, les BD. Je rentrais dans sa chambre en son absence, volais ses comics, jouais avec ses Playmobil, détruisais ses constructions Lego (si je ne pouvais pas y jouer, lui non plus). Quand on me demandait ce que je voudrais être quand je grandirai, je répondais « danseuses étoile » et pensais « mon grand frère ». Je vivais par procuration.
Dans mes propres jeux, je construisais deux univers : quand je jouais avec des amies, il y avait des princesses, des fées, des sirènes, des familles, on jouait au papa et à la maman, je connaissais tous les codes par coeur. Quand je jouais seule, je construisais des histoires plus violentes, policiers, voleurs, kidnappeurs, j’étais journaliste ou agent-secret-comme-dans-la-télé, j’étais un agent de l’Agence Tout Risque. Je savais aussi à qui appartenaient ces codes. J’avais bien intégré les stéréotypes genrés, ce qu’on attendait de moi, et ce qu’on ne voulait pas de moi, et je savais que naviguer entre les deux, c’était mal, qu’il fallait garder le secret. Il faut aussi dire qu’à l’époque, je trouvais que le Capitaine Kirk et le Docteur spock faisaient un joli couple, et j’organisais des orgies lesbiennes pour mes Barbies. Pour mon identité sexuée comme sexuelle, je naviguais entre deux pôles. J’étais en porte-à-faux avec tout ce que l’on attendait de moi en tant que fille. Avec le temps, garder mes deux vies séparées est devenu difficile.
A 11 ans, j’ai réclamé des cheveux courts. « Oh oui, le carré, ça t’ira bien ». Non non, des cheveux courts. Courts ! Comme un garçon ! J’ai dû me battre pendant des mois avec ma mère pour l’obtenir. Chez le coiffeur, ils s’y sont mis à deux, pour essayer de me convaincre de ne pas le faire, pendant que ma mère commentait le combat derrière, d’un air goguenard, « c’est une de ses lubies, vous n’y arriverez pas ». L’apprentie coiffeuse me montrait des hauteurs de cheveux aux épaules, aux oreilles, « tu ne veux pas plutôt qu’on coupe là ? Tu seras tellement jolie ». Je répondais d’un air agacé que je voulais des cheveux courts comme un garçon. Ils n’ont cédé que quand j’ai commencé à pleurer. « Oh bah ça te va drôlement bien, en fin de compte. »
Ca n’a pas changé grand-chose. En fait, ce fut même pire, par certains côtés. Je rentrais dans la puberté, et je me coupais les cheveux. Il y avait de quoi discuter avec moi sur le sujet. La seule personne qui a fait le lien entre les deux, c’est mon grand-père paternel : oh ça m’allait bien les cheveux court, j’étais très bien comme ça, et puis comme je n’étais pas encore formée, ça allait bien, ça me faisait un look androgyne. Mais évidemment, les vraies femmes, ce sont les femmes aux cheveux longs comme ma grand-mère. Oui oui, tout dans la même phrase. J’aurais été un garçon, on aurait parlé de castration psychologique. Bizarrement, l’équivalent n’existe pas chez les filles.
C’est ce jour-là que j’ai compris deux choses. Je n’étais pas une « vraie » femme, et ça tombait bien : je détestais ce que représentait être une femme.
Être une femme, c’était très limité. Il fallait être belle, je ne l’étais pas. Il fallait être formée, je ne l’ai été qu’à 14 ans quand toutes mes copines avaient des obus sous leurs pulls dès 13, voire 12 ans. Il fallait aimer les trucs de filles, j’avais passer mon enfance à les détester. Il fallait avoir un instinct de fille, développer un savoir féminin « inné » (se maquiller, comprendre les garçons, marcher d’une certaine manière…), quand le seul truc inné chez moi, c’était de dissimuler ce que j’aimais. Il fallait rêver de se marier et d’avoir des enfants, « oh oui, j’en veux SIX », peut-être que si je dis que j’en veux plein, je donnerais l’impression que c’est le VRAI RÊVE DE MA VIE. Il fallait accepter d’avoir un boulot moins bien payé que les hommes (et croyez-moi, les filles des années 90 de ma province pourrie avaient intégré la notion comme tout à fait normale, puisque de toute façon, elles auraient un mari qui serait bien payé pour deux : le salaire d’appoint, c’est une notion bien implantée dans l’imaginaire collectif). Il fallait trouver normal les pubs de femmes nues, les réflexions misogynes ou paternalistes permanentes, les mains aux fesses dans le tram,…
Mon adolescence, c’est la période du grand replis. Si je ne suis pas une fille — et tout prouve que je ne suis pas une fille — et que je ne peux pas être un garçon, alors je ne serais rien. J’ai adopté le look androgyne, pantalon T-shirt, ne ressembler à rien, à aucun code. J’ai commencé à détester mon corps, et à me détester moi, pour n’être pas normale.
A quinze ans, j’ai pris le chemin inverse, je voulais enfin être normale, je voulais arrêter de me détester, je voulais que les autres arrêtent de me regarder comme la fille bizarre au fond de la classe. J’ai voulu me conformer à ce qu’on attendait de moi depuis 15 ans. Si quelqu’un avait tort dans cette bataille, c’était forcément moi. J’ai essayé l’hypersexualisation, les robes, le maquillage, le comportement « féminisé ». Ca c’est arrêté très vite. Quand j’ai subis des attouchements sexuels (et peut-être un viol, je n’en sais rien, j’ai refoulé la moitié de ce qui s’est passé cette nuit-là). J’ai mis dix-sept ans à me dire que je ne l’avais pas cherché. Et même encore aujourd’hui, que je sais vraiment que je ne l’avais pas cherché, il y a toujours cette voix dans un coin de ma tête qui me dit « mais si, bien sûr que si, tu avais le comportement de celle qui cherche ». Parce qu’être une femme, c’est chercher les emmerdes. C’est un des codes qu’on apprend quand on est une petite-fille.
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Aujourd’hui, je suis tombée sur le petit manuel de l’anti-gender, celui que la Manif pour tous distribue à ses petits soldats en rose et bleu, pour qu’ils sachent répondre aux journalistes (quand on parle à la place de ton cerveau, gars, inquiète-toi !). Comme tous les discours d’extrême-droite, c’est un manuel de langue de bois pour tordre les les phrases de manière à dire les horreurs que l’on pense tout en faisant croire que c’est l’adversaire qui pense ces horreurs. Mais leur auteur n’est pas si doué (outres des fautes de langue à se jeter par la fenêtre) : c’est maladroit au mieux, et clairement psychanalytique. Ils arrivent à dire ce qu’ils pensent inconsciemment à travers leurs tournures tordues.
Une phrase en particulier, m’a frappée :
« Déconstruire les stéréotypes pour éviter à un enfant d’être conditionné, c’est comme si vous supprimiez l’alimentation d’un enfant de peur de l’empoisonner. »
La comparaison à la nourriture, quand on sait combien les troubles alimentaires graves chez les filles (dont moi) se sont multipliés de façon dramatiques depuis 30 ans, est fascinante. Mais là où c’est vraiment extraordinaire, c’est la reconnaissance implicite que les stéréotypes sont un poison, et qu’il faudrait faire avec parce que de toute façon, ils sont le carburant de notre personnalité.
Oui, les stéréotypes sont un poison. Le problème n’est pas tant qu’ils conditionnent les enfants mais qu’ils détruisent ce qu’ils sont, leur personnalité propre. Personne ne ressemble naturellement aux stéréotypes, mais tout le monde essaye de s’y conformer, non pas parce qu’on y trouve un moyen de nourir notre personnalité, mais parce qu’on pense y trouver le moyen de ressembler à ce que la société attend de nous pour être normal. Les stéréotypes sont un poison pour les enfants, comme pour les adultes qu’ils deviennent en grandissant, mais surtout un poison pour la société.
Le pire, c’est que les tenants de ce genre d’idées anti-gender ne se rendent même pas compte qu’ils sont en contradiction avec eux-mêmes et que leurs enfants vont en souffrir, parce qu’ils seront incapables de concilier le cadre stéréotypé qu’on leur aura inculqué et le comportement de leurs parents : parce qu’après tout, si ils expliquent qu’il faut respecter la différence entre « valeurs féminines (maternité, sensibilité, attention à l’autre,…) » et « valeurs masculines (compétition, risque,…) », que font toutes ces femmes (et ces enfants !) dans les manifs, où elles prennent le risque d’affronter des policiers et des gazs lacrymogènes ? Que font toutes ces femmes à la tête de ces mouvements politisés (Frigide Bardot, Elizabeth Bourges,…), la politique étant un summum de compétitivité ? Comment expliquer que toutes ces femmes qui sont dans la sensibilité, la maternité, nient le droit d’autres personnes à avoir des enfants, à se marier, ou comment des femmes qui sont dans « l’attention à l’autre », laissent se développer les slogans racistes contre Taubira ?
Ca devrait me faire rire que les anti-gender poussent leurs contradictions jusque-là, mais ça ne m’amuse pas de savoir que leurs enfants seront plus déchirés que les autres entre leur rapport aux stéréotypes, et la complexité de la réalité.
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Les stéréotypes de genre sont un poison. Un poison dont personnellement, je ne me remettrai jamais. Je ne me suis pas construite en fonction de ce que j’aurais pu être, mais par rapport aux stéréotypes avec lesquels j’ai bataillé toute ma vie. Je suis devenue féministe pour essayer d’apporter une réponse à ces contradictions et c’est la seule chose positive que j’en ai retiré ! Mais pour le reste, je suis un champ de bataille, et personne n’a gagné, sauf la dépression. Je suis dépourvue de la moindre estime personnelle, et de la moindre conviction dans mes capacités, parce qu’enfant, j’ai appris que je n’étais pas capable d’atteindre les objectifs fixés. C’est ça le poison de l’éducation genrée.
Je pense toujours qu’être un garçon, c’est mieux, non pas parce qu’il y aurait quelque chose de particulièrement génial à être un homme (bof), mais simplement parce que les garçons se construisent avec un horizon de possibles plus ouvert. Ils ne sont pas préservés des stéréotypes, loin s’en faut, mais les limites qu’on leur pose sont moins rigides. Et bien évidemment, cette vision un peu idyllique que je me suis construite de la vie des petits garçons est… totalement fausse ! Elle est, elle aussi, le fruit des stéréotypes qu’on m’a inculqués enfant. Se libérer à l’âge adulte des constructions mentales que l’on a forgées enfant est quasiment impossible. C’est ça, le poison de l’éducation genrée.
Je n’en veux pas à mes parents de m’avoir donné une éducation genrée (d’autant plus que la société a contribué à égalité). Ils ont été élevés comme ça, par des parents qui eux-mêmes, n’étaient pas toujours très progressistes (pour les parents de mon père, c’est un sacré euphémisme), même si ma grand-mère maternelle était elle-même bourrée de contradictions visibles sur le sujet (elle refusait de m’enseigner le crochet, son métier !, parce que c’était pas des trucs pour les femmes modernes). Mais je leur en veux de ne pas m’avoir écoutée, de ne pas avoir vu à quel point j’étais mal à l’aise avec cette éducation normée. De ne pas avoir vu que j’étais une enfant profondément malheureuse de ne pas réussir à ressembler à ce que l’on attendait de moi.
Le problème derrière la défense des stéréotypes de genre, c’est qu’elle oublie l’essentiel : l’enfant n’est pas une boite vide qu’il faut remplir. Il a une personnalité innée, que les stéréotypes acquis ne font que nier. C’est ça, le poison de l’éducation genrée.