Si le langage naît dans les roses , emperlé de rosée et auréolé de son immaculée conception, la rhétorique, elle, naît dans les choux et manque rarement une occasion de figurer les belles couleurs verdâtre de son papa.
La rhétorique est une très belle chose qui tourne immanquablement très mal, et le mal arrive presque toujours par les mésusages lexicaux, les détournements simplistes et mensongers du sens des mots, les n’importe-quoi linguistiques. La rhétorique n’est jamais plus mal servie — et donc plus souvent — que lorsqu’elle appelle à la rescousse les néologismes, les mots valises, et les barbarismes prétentieux et fiers de l’être. Toujours créés par les même catégories (politiciens et journalistes sont dans un bâteau, la rhétorique tombe à l’eau : qui lui tape sur la tête avec une rame en premier ?), ces effets de style (sic) sont si vite repris avec joie et bonheur par les universitaires, les chercheurs en sciences humaines, les écrivains que l’on se demande avec effroi quelle est cette angoisse permanente qui semble les habiter, celle de n’avoir jamais eu les bons mots pour le dire, et de découvrir, enfin le Graal de la communication qui leur permettra, enfin, de poser du sens sur des choses qui en avait pourtant déjà auparavant, mais chut, c’est impossible puisqu’on ne savait pas le dire, on n’avait pas la nouvelle rhétorique à la mode. Argh…
On ne peut plus faire trois petits pas dans un journal, ouvrir sa télé sur un débat « passionnant », lire des argumentaires d’historiens, de sociologues, de politologues sur internet, se détendre dans le parc à 15m de chez moi, sans tomber sur cette merveilleuse trouvaille qui donnera grise mine à n’importe quel grammairien digne de ce titre : le « vivre-ensemble ».

Oh, la jolie photo à l'envers, tout un symbole...
Ah, la substantivation des infinitifs, quelle belle invention, « le boire et le manger », « le parler vrai », « le coucher du roi », un usage purement gratuit d’une formulation grammaticale laide et pataude pour dire autrement des choses qui s’exprimaient déjà très bien, « à boire et à manger », « le discours vrai », « l’alitement du roi ». Une reformulation du discours dans le seul but de déstabiliser l’interlocuteur, de déplacer les lignes de sécurité de la compréhension langagière sous prétexte de nouveauté et d’originalité. Dire autrement pour prétendument dire mieux, pour sortir du lot commun de ceux qui utilise le langage « habituel », clowns tristes de la normalité. Rhétorique de bazar contre rhétorique d’exactitude, la substantivation des infinitifs est une arnaque de l’intellectualisation sous couvert de popularisation. Se faire plus savant que les autres savants en prétendant parler plus proche du « peuple », être plus compréhensible. Le peuple, malheureuseument, est presque toujours la victime de ces déplacements, car il n’a pas forcément vu bouger les lignes intellectuelles sous-jacentes, et des expressions simples peuvent devenir tout à fait absconses de tous ces sens cachés qu’elles charrient, mais qu’elles n’expriment plus, qu’elles ne peuvent plus exprimer, réduites à minima, pelées comme des oignons.
Vivre-ensemble. Mais encore ? Ne vit-on pas forcément ensemble ? Vivre ensemble est le principe de base de la société. Soit on vit en hermite, seul avec soi-même, son ombre et la lecture de l’ami Rousseau, soit on vit dans un groupe, forcément ensemble avec sa famille, forcément ensemble avec ses voisins, forcément ensemble avec ses collègues, les gens dans la rue, le bus, les ascenseurs, le supermarché. Forcément. Créer une expression qui suggère le contraire pour dire qu’il faut créer le « vivre-ensemble » est mensonger, trompeur, absurde. Manquait-on pour autant de mots pour exprimer cet état de faits ? Même pas. La société est le fait de vivre ensemble. La coexistence souligne que vivre ensemble, c’est surtout vivre les uns à côté des autres en essayant de faire fonctionner cette proximité sans empiéter sur l’altérité de chacun. La symbiose exprime toute la complexité du phénomène sociétal dont le but n’est pas de vivre les uns à côté des autres en chiens de faïence sidérés à l’idée se confronter à l’altérité incompréhensible d’un être aussi semblable que forcément obscur, mais de fondre, mélanger, partager les qualités de tous pour le bien de chacun. Et pour exprimer cette alliance de la coexistence et de la symbiose, oui le vivre-ensemble dans toute sa complexité, il y a bien un mot, très simple, presque utopique : la communauté.
Alors pourquoi ne parle-ton plus de la « communauté » ? Trop utopique, justement ? Trop marqué Flower Powa’, beatniks, hippies ? Trop récupéré par les sectes qui sont aussi communautaires que le Bureau National du Parti Communiste chinois ? Non, plutôt parce que nous vivons à l’air du soupçon. L’ère de la haine et du mépris de l’altérité de l’autre. La communauté ne serait plus construire une idée d’entente, mais se regrouper comme des abeilles dans une ruche dont on connaîtrait et accepterait les codes avant même d’y entrer pour retrouver ses soeurs qui penseraient pareil, agiraient pareil, et qui seraient, par axiome, en désaccord avec le Haut Parlement des ruches, pourquoi, on sait pas, parce que. Le principe communautaire prééxisterait à la construction d’une communauté et interdirait l’adhésion à une communauté plus vaste. De là, la création du dérivé obligatoire, but avoué de toute cette opération rhétorique d’envergure, le terme et le crime de « communautarisme ». Ou comment transformer une chose très belle, la communauté, en un truc bien flippant pour la ménagère de moins de 50 ans qui aime bien les cheveux de Laurent Delahousse, plus que ceux de Laurence Ferrari, mais elle va lui manquer un peu quand même, c’était une gentille fille bien-propre-sourire-ultra-bright qui parlait si bien de la menace du « communautarisme » (mot par ailleurs non reconnu par le dictionnaire de mon ordinateur…).
Comment en est-on arrivé à substituer à une notion d’entente entre les gens, d’harmonie (parce que le mot communauté est porteur de toutes ces notions), à un mot si chargé de tant de sous-texte positif, un mot-valise qui sous couvert de neutralité apparente, « vivre ensemble », porte en lui les germes de contrebande d’une idée beaucoup plus négative. Vivre ensemble parce que l’on n’a pas le choix, vivre ensemble parce qu’on ne peut pas faire autrement, parce qu’il faut bien se supporter, à défaut de s’accepter. Vivre ensemble malgré… Un mot qui à chaque fois qu’il est utilisé l’est pour dire qu’il faut faire un effort pour le vivre-ensemble parce que ce n’est pas naturel, c’est quelque chose qui se travaille, qui n’est pas acquis, jamais. Qui sera toujours une obligation sociale plutôt que la manière naturelle de fonctionnement de la société.
La rhétorique, ce n’est pas juste la construction de discours politiques ou journalistiques dans le but de convaincre, ou de manipuler l’opinion (même si c’est souvent le cas). C’est aussi la manipulation des usages du langage à sa base pour déplacer les opinions à leur base. L’idée de communautrisme n’existait pas avant qu’on invente le mot, les problèmes du vivre-ensemble n’en sont devenus qu’avec l’apparition du terme dans le discours ambiant, et sa propagation hallucinante. Le mot et l’idée sont d’autant plus dangereux que tout le monde l’a accepté sans sourciller comme s’il recouvrait une réalité qu’il participait en fait à créer. D’autant plus dangereux que des chercheurs, auxquels on ne peut pas reprocher d’oeuvrer pour l’extension du domaine du soupçon, l’utilisent sans jamais le discuter, que des ensembles sociaux (des villes multicultuelles comme la mienne, le Kremlin-Bicêtre), qui se targuent justement d’être des modèles d’intégration et de participation de tous à la réussite sociale, l’ont substitué au mot communauté comme s’il était une amélioration plutôt qu’une régression de notre compréhension et de notre formation du fait social.
À quand un Comité de Vigilance face aux Usages Publics du Langage ?